mercoledì 21 febbraio 2018

Storici francesi online: 2. Adolphe Thiers (1797-1877): «Histoire de la Révolution française» (1823-1827)

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Testo online: 13ª 1847.
Histoire
de la
RÉVOLUTION
Française
par
M.A. Thiers
de l’Academie Française

Tome Premier
Treiziemè Édition
1847
italiani - inglesi - tedeschi - spagnoli
Internet Archive: Adolphe Thiers.




Paris
Furne et Cie
A. Lacroix et Cie, Libraires-Éditeurs
rue Sant-André-des-Artes, 55

 * * *
1.

Discours
prononcé
a l’Académie Française
par M. Thiers
le jour de sa réception
13 décembre 1834

Messieurs,

En entrant dans cette enceinte, j’ai senti se réveiller en moi les plus beaux souvenirs de notre patrie. C’est ici que vinrent s’asseoir tour à tour Corneille, Bossuet, Voltaire, Montesquieu, esprits immortels qui feront à jamais la gloire de notre nation. C’est ici que, naguère encore, siégeaient Laplace et Cuvier. Il faut s’humilier profondément devant ces hommes illustres; mais à quelque distance qu’on soit placé d’eux, il faudrait être insensible à tout ce qu’il y a de grand, pour n’être pas touché d’entrer dans leur glorieuse compagnie. Rarement, il est vrai, on en soutient l’éclat, mais on en perpétue du moins la durée, en attendant que des génies nouveaux viennent lui rendre sa splendeur.

L’Académie Française n’est pas seulement le sanctuaire des plus beaux souvenirs patriotiques, elle est une noble et utile institution, que l’ancienne royauté avait fondée, et que la révolution française a pris soin d’élever et d’agrandir. Cette institution, en donnant aux premiers écrivains du pays la mission de régler la marche de la langue, d’en fixer le sens, non d’après le caprice individuel, mais d’après le consentement universel, a créé au milieu de vous une autorité qui maintient l’unité de la langue, comme ailleurs les autorités régulatrices maintiennent l’unité de la justice, de l’administration, du gouvernement.

L’Académie Française contribue ainsi, pour sa part, à la conservation de cette belle unité française, caractère essentiel et gloire principale de notre nation. Si le véritable objet de la société humaine est de réunir en commun des milliers d’hommes, de les amener à penser, parler, agir comme un seul individu, c’est-à-dire avec la précision de l’unité et la toute-puissance du nombre, quel spectacle plus grand, plus magnifique, que celui d’un peuple de trente-deux millions d’hommes, obéissant à une seule loi, parlant une seule langue, presque toujours saisis au même instant de la même pensée, animés de la même volonté, et marchant tous ensemble du même pas au même but! Un tel peuple est redoutable, sans doute, par la promptitude et la véhémence de ses résolutions; la prudence lui est plus nécessaire qu’à aucun autre; mais, dirigée par la sagesse, sa puissance pour le bien de lui-même et du monde, sa puissance est immense, irrésistible! Quant à moi, messieurs, je suis fier pour ma pays de cette grande unité, je la respecte partout; je regarde comme sérieuses toutes les institutions destinées à la maintenir, et je ressens vivement l’honneur d’avoir été appelé à faire partie de cette noble Académie, rendez-vous des esprits distingués de notre nation, centre d’unité pour notre langue.

Dès qu’il m’a été permis de me présenter à vos suffrages, je l’ai fait. J’ai consacré dix années de ma vie à écrire l’histoire de notre immense réyolution; je l’ai écrite sans haine, sans passion, avec un vif amour pour la grandeur de mon pays; et quand cette révolution a triomphé dans ce qu’elle ayait de bon, de juste, d’honorable, je suis yenu déposer à vos pieds le tableau que j’ayais essayé de tracer de ses longues vicissitudes. Je vous remercie de l’avoir accueilli, d’avoir déclaré que les amis de l’ordre, de l’humanité, de la France, pouvaient l’avouer; je vous remercie surtout, vous, hommes paisibles, heureusement étrangers pour la plupart aux troubles qui nous agitent, d’avoir discerné, au milieu du tumulte des partis, un disciple des lettres, passagèrement enlevé à leur culte, de lui avoir tenu compte d’une jeunesse laborieuse consacrée à l’étude, et peut-être aussi de quelques luttes soutenues pour la cause de la raison et de la vraie liberté. Je vous remercie de m’avoir introduit dans cet asile de la pensée libre et calme. Lorsque de pénibles devoirs nie permettront d’y être, ou que la destinée aura reporté sur d’autres têtes le joug qui pèse sur la mienne, je serai heureux de me réunir souvent à des confrères justes, bienveillants, pleins de lumières.

S’il m’est doux d’être admis à vos côtés, dans ce sanctuaire des lettres, il m’est doux aussi d’avoir à louer devant vous un prédécesseur, homme d’esprit et de bien, homme de lettres véritable, que notre puissante révolution saisit un instant, emporta au milieu des orages, puis déposa, pur et irréprochable, dans un asile tranquille, où il enseigna utilement la jeunesse pendant trente années.

M. Andrieux était né à Strasbourg, vers le mileu du dernier siècle, d’une famille simple et honnête, qui le destinait au barreau. Envoyé à Paris pour y étudier la jurisprudence, il l’étudiait avec assiduité; mais il nourrissait en lui un goût vif et profond, celui des lettres, et il se consolait souvent avec elles de l’aridite de ses études. Il vivait seul et loin du monde, dans une société de jeunes gens spirituels, aimables et pauvres, comme lui destinés par leurs parents à une carrière solide et utile, et, comme lui, rêvant une carrière d’éclat et de renommée.

Là se trouvait le bon Collin d’ Harleville, qui, placé à Paris pour y apprendre la science du droit, affligeait son vieux père en écrivant des pièces de théâtre. Là se trouvait aussi Picard, jeune homme franc, ouvert, plein de verve. Ils vivaient dans une étroite intimité, et songeaient à faire une révolution
sur la scène comique. Si, à cette époque, le génie philosophique avait pris un essor extraordinaire, et soumis à un examen redoutable les institutions sociales, religieuses et politiques, les arts s’étaient abaissés avec les mœurs du siècle. La comédie, par exemple, avait contracté tous les caractères d’une société oisive et raffinée; elle parlait un langage faux et apprêté. Chose singulière! on n’avait jamais été plus loin de la nature en la célébrant avec enthousiasme. Éloignés de cette société, où la littérature était venue s’affadir, Collin d’Harleville, Picard, Andrieux, se promettaient de rendre à la comédie un langage plus simple, plus vrai, plus décent. Ils y réussirent, chacun suivant son goût particulier.

François Andrieux: Wit
Collin d’Harleville, élevé aux champs dans une bonne et douce famille, reproduisit dans l’Optimiste et les Châteaux en Espagne ces caractères aimables, faciles, gracieux, qu’il avait pris, autour de lui, l’habitude de voir et d’aimer. Picard, frappé du spectacle étrange de notre révolution, transporta sur la scène le bouleversement bizarre des esprits, des mœurs, des conditions. M. Andrieux, vivant au milieu de la jeunesse des écoles, quand il écrivait la célèbre comédie des Étourdis, lui emprunta ce tableau de jeunes gens échappés récemment à la surveillance de leurs familles, et jouissant de leur liberté avec l’entraînement du premier âge. Aujour-d’hui ce tableau, sans doute, a un peu vieilli; car les étourdis de M. Ândrieux ne ressemblent pas aux nôtres; quoiqu’ils aient vingt ans, ils n’oseraient pas prononcer sur la meilleure forme de gouvernement à donner à leur pays; ils sont vifs, spirituels, dissipés, et librés à ces désordres qu’un père blâme et peut encore pardonner. Ce tableau tracé par M. Ândrieux attache et amuse. Sa poésie, pure, facile, piquante, rappelle les poésies légères de Voltaire. La comédie des Étourdis est incontestablement la meilleure production dramatique de M. Andrieux, parce qu’il l’a composée en présence même du modèle. C’est toujours ainsi qu’un auteur rencontre son chef-d’œuvre. C’est ainsi que Le Sage a créé Turcaret, Piron la Métromanie, Picard les Marionnettes. Ils représentaient ce qu’ils avaient vu de leursyeux. Ce qu’on a vu on le peint mieux, cela donne la vérité; on le peint plus volontiers, cela donne la verve du style. M. Ândrieux n’a pas autrement composé les Étourdis.

Il obtint sur-le-champ une réputation littéraire distinguée. Écrire avec esprit, pureté, élégance, n’était pas ordinaire, même alors. M. Collin d’Harleville avait quitté le barreau, mais M. Andrieux, qui avait une famille à soutenir , et qui se montra toujours scrupuleux observateur de ses devoirs, n’avait pu suivre cet exemple. Il s’était résigné au barreau lorsque la révolution le priva de son étal, puis l’obligea de chercher un asile à Maintenon, dans la douce retraite où Collin d’Harleville était né, où il était revenu, où il vivait adoré des habitants du voisinage, et recueillait le prix des vertus de sa famille et des siennes, en goûtant au milieu d’une terreur générale une sécurité profonde.

M. Andrieux, réuni à son ami, trouva dans les lettres ces douceurs tant vantées il y a deux mille ans par Cicéron proscrit, toujours les mêmes dans tous les siècles, et que la Providence tient constamment
en réserve pour les esprits élevés que la fortune agile et poursuit. Revenu à Paris quand tous les hommes paisibles y revenaient, M. Andrieux y trouva un emploi utile, devint membre de l’Institut, bientôt juge au tribunal de cassation, puis député aux Cinq-Cents, et enfin membre de ce corps singulier que, dans la longue histoire de nos constitutions, on a nommé le Tribunal. Dans ces situations diverses, M. Andrieux, sévère pour lui-même, ne sacrifia jamais ses devoirs à ses goûts personnels. Jurisconsulte savant au tribunal de cassation, député zélé aux Cinq-Cents, il remplit partout sa lâche, telle que la destinée la lui avait assignée. Aux Cinq-Cents, il soutint le Directoire, parce qu’il voyait encore dans ce gouvernement la cause de la révolution. Mais il ne crut plus la reconnaître dans le premier consul, et il lui résista au sein du Tribunal.

Tout le monde, à cette époque, n’était pas d’accord sur le véritable enseignement à tirer de la révolution française. Pour les uns, elle contenait une leçon frappante; pour les autres, elle ne prouvait rien, et toutes les opinions de 89 demeuraient vraies, même après l’événement. Aux yeux de ces derniers, le gouvernement consulaire était coupable. M. Andrieux penchait pour cet avis. Ayant peu souffert de la révolution, il en était moins ému que d’autres. Avecun esprit calme, fin, nullement enthousiaste, il était peu exposé aux séductions du premier consul, qu’il admirait modérément, et que jamais il ne put aimer. Il contribuait à la Décade philosophique avec MM. Cabanis, Chénier, Ginguené, tous continuateurs fidèles de l’esprit du xviiie siècle, qui pensaient comme Voltaire à une époque où peut-être Voltaire n’eût plus pensé de même, et qui écrivaient comme lui, sinon avec son génie, du moins avec son élégance. Vivant dans cette société où l’on regardait comme
oppressive l’énergie du gouvernement consulaire, où l’on considérait le concordat comme un retour à de vieux préjugés, et le Code civil comme une compilation de vieilles lois, M. Andrieux montra une résistance décente, mais ferme.

A côté de ces philosophes de l’école du xviiie siècle, qui avaient au moins le mérite de ne pas courir au-derant de la fortune, il y en avait d’autres qui pensaient très-difleremment, et parmi eux s’en trouvait un couvert de gloire, qui avait la plume, la parole, l’épée, c’est-à-dire tous les instruments à la fois, et la ferme volonté de s’en servir: c’était le jeune et brillant vainqueur de Marengo. Il affichait hautement la prétention d’être plus novateur, plus philosophe, plus révolutionnaire que ses détracteurs. A l’entendre, rien n’était plus nouveau que d’édifier une société dans un pays où il ne restait plus que des ruines; rien n’était plus philosophique que de rendre au monde ses vieilles croyances; rien n’était plus véritablement révolutionnaire que d’écrire dans les lois et de propager par la victoire le grand principe de l’égalité civile.

Devant vous, messieurs, on peut exposer ces prétentions diverses; il ne serait pas séant de les juger.

Le Tribunat était le dernier asile laissé à l’opposition. La parole avait exercé tant de ravage qu’on avait voulu se donner contre elle des garanties, en la séparant de la délibération. Dans la constitution consulaire, un corps législatif délibérait sans parler; et à côté de lui un autre corps, le Tribunat, parlait
sans délibérer. Singulière précaution, et qui fut vaine! Ce Tribunat, institué pour parler, parla en effet. Il combattit les mesures proposées par le premier consul; il repoussa le Code civil; il dit timidement, mais enfin il dit ce qu’au dehors mille journaux répétaient avec violence. Le gouvernement, dans un coupable mouvement de colère, brisa ses résistances, étouffa le Tribunal, et fit succéder un profond silence à ces dernières agitations.

Aujourd’hui, messieurs, rien de pareil n’existe: on n’a point séparé les corps qui délibèrent des corps qui discutent; deux tribunes retentissent sans cesse; la presse élève ses cent voix. Livré à soi, tout cela
marche. Un gouvernement pacifique supporte ce que ne put pas supporter un gouvernement illustré par la victoire. Pourquoi, messieurs? parce que la liberté, possible aujourd’hui à la suite d’une révolution pacifique, ne l’était pas alors à la suite d’une révolution sanglante.

Les hommes de ce temps avaient à se dire d’effrayantes vérités. Ils avaient versé le sang les uns des autres; ils s’étaient réciproquement dépouillés; quelques-uns avaient porté les armes contre leur patrie. Ils ne pouvaient être en présence avec la faculté de parler et d’écrire, sans s’adresser des reproches cruels. La liberté n’eût été pour eux qu’un échange d’affreuses récriminations.

Messieurs, il est des temps où toutes choses peuvent se dire impunément, où l’on peut sans danger reprocher aux hommes publics d’avoir opprimé les vaincus, trahi leur pays, manqué à l’honneur: c’est
quand ils n’ont rien fait de pareil; c’est quand ils n’ont ni opprimé les vaincus, ni trahi leur pays, ni manqué à l’honneur. Alors cela peut se dire sans danger, parce que cela n’est pas: alors la liberté peut affliger quelquefois les cœurs honnêtes, mais elle ne peut pas bouleverser la société. Mais malheureusement en 1800 il y avait des hommes qui pouvaient dire à d’autres: Vous avez égorgé mon père et mon fils; vous détenez mon bien; vous étiez dans les rangs de l’étranger. Napoléon ne voulut plus qu’on pût s’adresser de telles paroles. Il donna aux haines les distractions de la guerre; il condamna au silence dans lequel elles ont expiré les passions fatales qu’il fallait laisser éteindre. Dans ce silence, une France nouvelle, forte, compacte, innocente, s’est formée, une France qui n’a rien de pareil à se dire, dans laquelle la liberté est possible, parce que nous, hommes du temps présent, nous avons des erreurs, nous n’avons pas de crimes à nous reprocher.

M. Andrieux, sorti du Tribunat, eût été réduit à une véritable pauvreté sans les lettres, qu’il aimait, et qui le payèrent bientôt de son amour. Il composa quelques ouvrages pour le théâtre, qui eurent moins de succès que les Étourdis y mais qui confirmèrent sa réputation d’excellent écrivain. Il composa surtout des contes qui sont aujourd’hui dans la mémoire de tous les appréciateurs de la saine littérature, et qui sont des modèles de grâce et de bon langage. Le frère du premier consul, cherchant à dépenser dignement une fortune inespérée, assura à M. Andrieux une existence douée et honorable en le nommant son bibliothécaire. Bientôt, à ce bienfait, la Providence en ajouta un autre; M. Andrieux trouva l’occasion que ses goûts et la nature de son esprit lui faisaient rechercher depuis longtemps, celle d’exercer l’enseignement. Il obtint la chaire de littérature de l’École polytechnique, et plus lard celle du Collège de France.

Lorsqu’il commença la carrière du professorat, M. Andrieux était âgé de quarante ans. Il avait traversé une longue révolution, et il avait été rendu plein de souvenirs à une vie paisible. Il avait des goûts modérés, une imagination douce et enjouée, un esprit fin, lucide, parfaitement droit, et un cœur aussi droit que son esprit. S’il n’avait pas produit des ouvrages d’un ordre supérieur, il s’était du moins assez essayé dans les divers genres de littérature pour connaître tous les secrets de l’art; enfin il avait conservé un talent de narrer avec grâce, presque égal à celui de Voltaire. Avec une telle vue, de telles facultés, une bienveillance extrême pour la jeunesse, on peut dire qu’il réunissait presque toutes les conditions du critique accompli.

Aujourd’hui, messieurs, dans cet auditoire qui m’entoure, comme dans tous les rangs de la société, il
y a des témoins qui se rappellent encore M. Andrieux enseignant la littérature au Collège de France. Sans leçon écrite, avec sa simple mémoire, avec son immense instruclion toujours présente, avec les souvenirs d’une longue vie, il montait dans sa chaire, toujours entourée d’un auditoire nombreux. On faisait, pour l’entendre, un silence profond. Sa voix faible et cassée, mais claire dans le silence, s’animait par degré, prenait un accent naturel et pénétrant. Tour à tour mêlant ensemble la plus saine critique, la morale la plus pure, quelquefois même des récits piquants, il attachait, entraînait son auditoire par un enseignement qui était moins une leçon qu’une conversation pleine d’esprit et de grâce. Presque toujours son cours se terminait par une lecture; car on aimait surtout à l’entendre lire, avec un art exquis, des vers ou de la prose de nos grands écrivains. Tout le monde s’en allait charmé de ce professeur aimable, qui donnait à la jeunesse la meilleure des instructions, celle d’un homme de bien, éclairé, spirituel, éprouvé par la vie, épanchant ses idées, ses souvenirs, son âme enfin, qui était si bonne à montrer tout entière.

Je n’aurais pas achevé ma tâche, si je ne rappelais devant vous les opinions littéraires d’un homme qui a été si longtemps l’un de nos professeurs les plus renommés. M. Andrîeux avait un goût pur, sans
toutefois être exclusif. Il ne condamnait ni la hardiesse d’esprit, ni les tentatives nouvelles. Il admirait beaucoup le théâtre anglais; mais, en admirant Shakspeare, il estimait beaucoup moins ceux qui se sont inspirés de ses ouvrages. L’originalité du grand tragique anglais, disait-il, est vraie. Quand il est singulier ou barbare, ce n’est pas qu’il veuille l’être; c’est qu’il l’est naturellement, par l’effet de son caractère, de son temps, de son pays. M. Andrieux pardonnait au génie d’être quelquefois barbare, mais non pas de chercher à l’être. Il ajoutait que quiconque se fait ce qu’il n’est
pas, est sans génie. Le vrai génie consiste^ disait-il,
à être tel que la nature vous a fait, c’est-à-dire hardi,
incorrect , dans le siècle et la patrie de Shakspeare ;
pur, régulier et poli, dans le siècle et la patrie de
Racine. Etre autrement, disait-il, c’est imiter. Imiter
Racine ou Shakspeare, être classique à l’école de l’un
ou à l’école de l’autre, c’est toujours imiter; et
imiter, c’est n’avoir pas de génie.

En fait de langage, M. Andrieux tenait à la pureté,
à l’élégance, et il en était aujourd’hui un modèle
accompli. Il disait qu’il ne comprenait pas les essais
faits sur une langue dans le but de la renouveler. Le
propre d’une langue c’était , suivant lui , d’être une
convention admise et comprise de tout le monde. Dès
lors, disait-il, la fixité est de son essence, et la
fixité, ce n’est pas la stérilité. On peut faire une
révolution complète dans les idées, sans être obligé
de bouleverser la langue pour les exprimer. De
Bossuet et Pascal à Montesquieu et Voltaire, quel
immense changement d’idées ! A la place de la foi ,
le doute; à la place du respect le plus profond pour
les institutions existantes , l’agression la plus hardie :

eh bien , pour rendre des idées si différentes, a-t-il
fallu créer ou des mots nouveaux ou des constructions
nouyelles? Non; c’est dans la langue pure et coulante
de Racine que Voltaire a exprimé les pensées les plus
étrangères au siècle de Racine. Défiez-vous, ajoutait
M. Andrieux, des gens qui disent qu’il faut renouveler
la langue; c’est qu’ils cherchent à produire avec des
mots^ des effets qu’ils ne savent pas produire avec des
idées. Jamais un grand penseur ne s’est plaint de la
langue comme d’un lien qu’il fallût briser. Pascal,
Bossuet, Montesquieu 7 écrivains caractérisés s’il en
fut jamais, n’ont jamais élevé de telles plaintes, ils
ont grandement pensé, naturellement écrit; et
l’expression naturelle de leurs grandes pensées en a
fait de grands écrivains.

Je ne reproduis qu’en hésitant ces maximes d’une
orthodoxie fort contestée aujourd’hui, et je ne les
reproduis que parce qu’elks sont la pensée exacte de
mon savant prédécesseur ; car, messieurs, je l’avouerai,
la destinée m’a réservé assez d’agitation, assez de
combats d’un autre genre, pour ne pas rechercher
volontiers de nouveaux adversaires. Ces belles-lettres,
qui furent mou sol natal, je me les représente coriime
un asile de paix. Dieu me préserve d’y trouver encore
des partis et leurs chefs, la discorde et ses clameurs 1
Aussi, je me hâte de dire que rien n’était plus bien»
veillant et plus doux que le jugement de M. Andrieux
sur toutes choses, et que ce n’est pas lui qui eût

mêlé du fiel aux questions littéraires de notre époque.
Disciple de Voltaire, il ne condamnait que ce qui
l’ennuyait ; il ne repoussait que ce qui pouvait
corrompre les esprits et les âmes.

M. Andrieux s’est doucement éteint dans les travaux
agréables et faciles de l’enseignement et du secrétariat
perpétuel ; il s’est éteint au milieu d’une famille chérie,
d’amis empressés; il s’est éteint sans doiileurs, presque
sans maladie, et, si j’ose le dire, parce qu’il avait
assez vécu, suivant la nature et suivant ses propres
désirs.

11 est mort, content de laisser ses deux filles unies
à deux hommes d’esprit et de bien , content de sa
médiocre fortune, de sa grande considération, content
de voir la révolution frainçaise triomphant sans désordre
et sans excès.

En terminant ce simple tableau d’une carrière pure
et honorée, arrêtons-nous un instant devant ce siècle
orageux qui entraîna dans son cours la modeste vie
de M. Andrieux; contemplons ce siècle immense qui
emporta tant d’existences et qui emporte encore les
nôtres.

Je suis ici , je le sais , non devant une assemblée
politique, mais devant une Académie. Pour vous,
messieurs, le monde n’est point une arène, mais un
spectacle, devant lequel le poète s’inspire, l’historien
observe, le philosophe médite. Quels temps, quelles
choses, quels hommes, depuis cette mémorable année

1789 jusqu’à cette autre année non moins mémorable
de 1 830 ! La vieille société françake du xviii* siècle ,
si polie 9 mais si mal ordonnée, finit dans un orage
épouvantable. Une couronne tombe avec fracas , en-
traînant la tête auguste qui la portait. Aussitôt, et
sans intervalle, sont précipitées les têtes les plus
précieuses et les plus illustres : génie , héroïsme ,
jeunesse, succombent sous la fureur des factions, qui
s’irritent de tout ce qui charme les hommes. Les
partis se suivent , se poussent à Téchafaud , jusqu^au
terme que Dieu a marqué aux passions humaines; et
de ce chaos sanglant sort tout à coup un génie extra-
ordinaire , qui saisit cette société agitée , l’arrête , lui
donne à la fois l’ordre , la gloire, réalise le plus vrai
de ses besoins , l’égalité civile , ajourne la liberté qui
l’eût gêné dans sa marche , et court porter à tra-
vers le monde les vérités puissantes de la révolution
française. Un jour sa bannière à trois couleurs éclate
sur les hauteurs du Mont-Thabor, un jour sur le
Tage, un dernier jour sur le Borysthène. U tombe
enfin, laissant le monde rempli de ses oeuvres, l’esprit
humain plein de son image; et le plus actif des
mortels va mourir, mourir d’inaction , dans une île
du grand Océan!

Après tant et de si magiques événements, il semble

que le monde épuisé doive s’arrêter ; mais il marche

et marche encore. Une vieille dynastie, préoccupée

de chimériques regrets, lutte avec la France, et

déchaîne de nouveaux orages; un trône tombe de
nouveau; les imaginations s’ébranlent, mille souvenirs
effrayants se réveillent , lorsque tout à coup cette des-
tinée mystérieuse qui conduit la France à travers les
écueils depuis quarante années, cherche, trouve , élève
un prince qui a vu, traversé, conservé en sa mémoire
toils ces spectacles divers, qui fut soldat, proscrit, ins-
tituteur ; la destinée le place sur ce trône entouré de
tant d’orages, et aussitôt le calme renaît, Tespérance
rentre dans les cœurs , et la vraie Uberté commence.

Voilà, messieurs, les grandeurs auxquelles nous
avons assisté. Quel que soit ici notre âge, nous en
avons tous vu une partie, et beaucoup d’entre nous
lés ont vues toutes. Quand on nous enseignait , dans
notre enfance ^ les annales du monde, on nous parlait
des orages de l’antique Forum , des proscriptions de
Sylla, de la mort tragique de Gcéron ; on nous parlait
des infortunes des rois , des malheurs de Charles P%
de l’aveuglement de Jacques II, de la prudence de
Guillaume III ; on nous entretenait aussi du génie des
grands capitaines, on nous entretenait d’Alexandre ,
de César; on nous charmait du récit de leur grandeur,
des séductions attachées à leur génie, et nous aurions
désiré connaître de nos propres yeux ces hommes
puissants et immortels.

Eh bien! messieurs, nous avons rencontré, vu,
touché nous-mêmes en réalité toutes ces choses et ces
hommes; nous avons vu un Forum aussi sanj 

que celui de Rome; nous avons vu la tête des orateurs
portée à la tribune aux harangues; nous avons vu des
rois plus malheureux que Charles V% plus tristement
aveuglés que Jacques II ; nous voyons tous les jours
la prudence de Guillaume ; et nous avons vu César,
César lui-même I Parmi vous qui m’écoutez , il y a
des témoins qui ont eu la gloire de l’approcher, de
rencontrer son regard étincelant, d’entendre sa voix,
de recueillir ses ordres de sa propre bouche, et de
courir les exécuter à travers la fîimée des champs de
bataille. S’il faut des émotions au poète, des scènes
vivantes à l’historien, des vicissitudes instructives au
philosophe, que vous manque-t-il, poëtes, historiens,
philosophes de notre âge , pour produire des œuvres
dignes d’une postérité reculée?

Si, comme on Ta dit souvent, des troubles, puis
un profond repos, sont nécessaires pour féconder
l’esprit humain , certes , ces deux conditions sont bien
rempUes aujourd’hui. L’histoire dit qu’en Grèce les
arts fleurirent après les troubles d’Athènes, et sous
rinfluence paisible de Périclès; qu’à Rome, ils se
développèrent après les dernières convulsions de la
république mourante, et sous le beau règne d’Au-
guste; qu’en Italie ils brillèrent sous les derniers Mé-
dicis, quand les républiques italiennes expiraient, et
chez nous , sous Louis XIV, après la Fronde. S’il en
devait toujours être ainsi , nous devrions espérer,
messieurs, de beaux fruits de notre siècle.

11 ne m’est pas permis de prendre ici la parole
pour ceux de mes contemporains qui ont consacré
leur vie aux arts qui animent la toile ou le marbre ,
qui transportent les passions humaines sur la scène ;
c^est à eux à dire s^ils se sentent inspirés par ces
spectacles si riches ! Je craindrais mœns de parler ici
pour ceux qui cultivent les sciences, qui retracent les
annales des peuples, qui étudient les lois du monde
politique. Pour ceux-là, je crois le sentir, une belle
époque-s’avance. Déjà trois grands hommes, Laplace,
Lagrange , Guvier, ont glorieusement ouvert le siècle.
Des esprits jeunes et ardents se sont élancés sur leurs
traces. Les uns étudient l’histoire immémoriale de
notre planète, et se préparent à éclairer l’histoire de
l’espèce humaine par celle du globe qu’elle habite.
D’autres, saisis d’un ardent amour de l’humanité,
cherchent à soumettre les éléments à l’homme pour
améliorer sa condition. Déjà nous avons vu la puis-
sance de la vapeur traverser les mers^ réunir les
mondes; nous allons la voir bientôt «parcourir les
continents eux-mêmes, franchir tous les obstacles
terrestres , abolir les distances , et , rapprochant
l’homme de l’homme, ajouter des quantités infinies à
la puissance de la société humaine !

A côté de ces vastes travaux sur la nature physique ,
il s’en prépare d’aussi beaux encore sur la nature
morale. On étudie à la fois tous les temps et tous les
pays. De jeunes savants parcourent toutes les contrées.

Chainpollion expire , lisant déjà les annales jusqu’alors
impénétraUes de Tantique Egypte. Abel Remusat
succombe au moment où il allait nous réyéler les
secrets du inonde oriental. De nombreux successeurs
se disposent à les suivre. J’ai devant moi le savant
vénérable qui enseigne aux générations présentes les
langues de l’Orient. D’autres érudits sondent les
prc^ondeurs de notre propre histoire j et tandis que -
ces matériaux se préparent, des esprits créateurs se
disposent à s’en emparer pour refaire les annales des
peuples. Quelques-uns plus hardis cherchent après
Vico y après Herder, à tracer l’histoire philosophique
du monde; et peut-être notre siècle verra-t-il le savant
heureux qui j profitant des efforts de ses contemporains,
nous donnera enfin cette histoire générale , où seront
révélées les étemelles lois de la société humaine. Pour
moi^ je n’en doute pas, notre siècle est appelé à
produire des œuvres dignes des siècles qui l’ont
précédé.

Les esprits de notre temps sont profondément
érudits , et ils ont de plus une immense expérience
des hommes et des choses. Comment ces deux puis-
sances^ l’érudition et l’expérience, ne féconderaient-
elles pas leur génie? Quand on a été élevé, abaissé
par les révolutions, quand on a vu tomber ou s’élever
des rois, l’histoire prend une tout autre signification.
Oserai-je aifouer, messieurs, un souvenir tout per-
sonnel? Dans cette vie agitée qui nous a été faite à

tous depuis quatre ans, j’ai trouvé une seule fois
quelques jours de repos dans une retraite profonde.
Je me hâtai de saisir Thucydide , Tacite , Guichardin ;
et, en reUsant ces grands historiens , je fus surpris
d’un spectacle tout nouveau. Leurs personnages
avaient, à mes yeux, une vie que je ne leur avais
jamais connue. Ils marchaient , parlaient , agissaient
devant moi, je croyais les voir vivre sous mes yeux,
je croyais les reconnaître, je leur aurais donné des
noms contemporains. Leurs actions, obscures aupa-
ravant, prenaient un sens clair et profond; c’est que
je venais d’assister à une révolution , et de traverser
les orages des assemblées délibérantes.

Notre siècle, messieurs, aura pour guides l’érudition
et Texpérience. Entre ces deux muses austères , mais
puissantes , il s’avancera glorieusement vers des vérités
nouvelles et fécondes. J’ai, du moins, un ardent
besoin de l’espérer : je serais malheureux si je croyais
à la stérilité de mon temps. J’aime ma patrie, mais
j’aime aussi et j’aime tout autant mon siècle. Je me
fais de mon siècle une patrie dans le temps, comme
mon pays en est une dans l’espace, et j’ai besoin de
rêver pour l’un et pour l’autre un vaste avenir.

Au milieu de vous , fidèles et constants amis de la
science, permettez-moi de m’écrier: Heureux ceux
qui prendront part aux nobles travaux de notre
temps ! heureux ceux qui pourront être rendus à ces
travaux^ et qui contribueront à cette oeuvre seienti-

fique, historique et morale, que notre âge est destiné
à produire ! La plus belle des gloires leur est réservée,
et surtout la plus pure , car les factions ne sauraient
la souiller. En prononçant ces dernières paroles , une
image me frappe. Vous vous rappelez tous qu’il y a
deux ans, un fléau cruel ravageait la France, et,
atteignant à la fois tous les âges et tous les rangs,
mit lour à tour en deuil l’armée, la science, la
politique. Deux cercueils s’en allèrent en terre presque
en même temps; ce fut le cercueil de M. Casimir
Périer et celui de M. Cuvier. La France fut émue en
voyant disparaître le ministre dévoué qui avait épuisé
sa noble vie au service du pays. Mais quelle ne fut
pas son émotion en voyant disparaître le savant illustre
qui avait jeté sur elle tant de lumières ! Une douleur
universelle s’exprima par toutes les ))Ouches : les partis
eux-mêmes furent justes ! Entre ces deux tombes ,
celles du savant ou de l’homme politique, personne
n’est appelé à faire son choix, car c’est la destinée
qui, sans nous, malgré nous, dès notre enfance,
nous achemine vers l’une ou vers l’autre; mais je
le dis sincèrement, au milieu de vous, heureuse la
vie qui s’achève dans la tombe de Cuvier, et qui se
recouvre, en finissant, des palmes immortelles de la
science ! 

Top.

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